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Le règne des champignons regroupe des organismes diversifiés et intrigants. Parmi les quelques 120 000 espèces décrites à ce jour, le genre Trichoderma a particulièrement retenu l’attention des scientifiques et des industriels. S’ils sont très présents tout autour de nous, notamment dans les sols et sur débris végétaux, ils restent peu connus des promeneurs et cueilleurs de champignons. Ce sont en effet des micromycètes qui se développent sous forme de filaments microscopiques et forment des fructifications à peine visibles à l’œil nu.
Pourquoi s’intéresser à ces organismes non consommés et peu spectaculaires ? Leur secret réside avant tout dans leur stratégie nutritive très versatile. Comme une grande partie des mycètes, les Trichoderma sont des saprobes : ils se nourrissent à partir de matières organiques mortes notamment au niveau de la litière végétale et des sols.
Néanmoins, ils ont ajouté à leur régime alimentaire le mycoparasitisme pour se nourrir au dépend d’autres mycètes bien vivants. Chez les Trichoderma, cette aptitude a quasiment été élevée au rang d’art, car elle concerne la quasi-intégralité des membres de ce genre (plus de 350 espèces à ce jour et elle n’est pas sélective, c’est-à-dire qu’ils parasitent un grand nombre de mycètes appartenant à divers embranchements.
Cette absence de sélectivité est une exception au sein du règne fongique, d’autant que certains peuvent parasiter des espèces particulièrement proches, notamment d’autres congénères du même genre ! Ce mycoparasitisme a des conséquences négatives au sein des champignonnières par le développement de moisissure verte sur les sporophores (la partie comestible du champignon cultivé) à l’origine de pertes économiques importantes chaque année.
À l’inverse, il est possible de tirer profit des Trichoderma en agriculture en les appliquant sur les cultures pour cibler des champignons parasitant des plantes (dits « phytopathogènes »). Certains sont donc considérés comme des agents de contrôle biologique (ou antagonistes) et font partie d’un éventail de pratiques présentées comme des alternatives aux produits phytosanitaires conventionnels, par les agrofournisseurs et les scientifiques.
À ce jour, les produits à base de Trichoderma représentent plus de 60 % des biopesticides homologués au niveau mondial, ce qui reste néanmoins très minoritaire par rapport à la part de marché des pesticides de synthèse (les biopesticides représentent un quart des produits vendus).
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Le mécanisme mycoparasitaire implique d’abord un contact direct avec la proie qui est tuée ensuite par l’action conjointe d’enzymes lytiques et de métabolites secondaires issus de l’antagoniste. À l’œil nu, la confrontation entre un Trichoderma performant et un autre mycète se termine généralement par le recouvrement de ce dernier, le mycoparasite s’en nourrissant et sporulant pour se disséminer (Vidéo 1). Outre ce parasitisme direct, d’autres mécanismes plus subtils interviennent, comme l’antibiose qui consiste en une inhibition à distance de la croissance microbienne par le biais de métabolites (parfois volatils) sécrétés dans le milieu environnant (Vidéo 2).
Un dernier point qu’il ne faut pas passer sous silence est la capacité de certains Trichoderma à interagir avec les plantes. Les formes que peuvent prendre ces interactions sont variables et dépendent notamment du degré d’intimité établi entre le champignon et les parties souterraines de la plante. Dans certains cas, ils peuvent agir comme des inducteurs des défenses des plantes, améliorant la protection de celles-ci contre une attaque d’un réel agresseur. Dans d’autres cas, leur présence se traduit par un bénéfice nutritif pour la plante, ce qui en fait des fertilisants naturels particulièrement intéressants dans un contexte de promotion d’agriculture durable plus économe en intrants chimiques.
L’utilisation des Trichoderma en tant que biointrants dans les pratiques agricoles est quand même à envisager avec prudence. Ces dernières années par exemple, des infestations par Trichoderma afroharzianum sur épis de maïs ont été observées en Europe. Ce type d’évènement ne remet pas en cause l’usage global des Trichoderma mais risque de rejeter à terme l’application de cette espèce qui entre dans la composition de certains produits commerciaux.
Se nourrir efficacement à partir de la biomasse végétale morte nécessite que le champignon soit équipé en enzymes (appelées CAZymes) capables de dégrader les sucres (cellulose et hémicellulose en particulier) constitutifs des parois végétales. Des travaux de génomique évolutive menés sur divers Trichoderma montrent que ce genre aurait évolué à l’époque de l’extinction du Crétacé et du Paléogène (soit 66 millions d’années) à partir d’ancêtres qui étaient initialement limités pour la production de CAZymes et qui se nourrissaient principalement à partir d’insectes et de champignons. Cette période correspond à une extinction massive d’espèces animales (dont les dinosaures) et végétales.
L’hypothèse la plus probable serait que Trichoderma a participé à la forte poussée des populations fongiques qui se sont nourries de la biomasse en décomposition des plantes tuées par ce phénomène. De façon intéressante, ces travaux montrent que certains de ces Trichoderma primitifs se seraient enrichis progressivement en CAZymes par un processus de transfert latéral (processus dans lequel un organisme intègre du matériel génétique provenant d’un autre organisme sans en être le descendant) en intégrant au sein de leur génome respectif des dizaines de gènes codant ces enzymes provenant d’autres champignons, en particulier des parasites des plantes.
Ce processus a abouti à l’existence d’individus parmi les plus prolifiques en tant que producteurs d’enzymes de dégradation. C’est le cas de T. reesei, initialement isolée dans les îles Salomon pendant la Seconde Guerre mondiale, qui avait suscité l’intérêt pour ses capacités hors-norme à s’attaquer aux toiles et aux vêtements de l’armée américaine et qui est devenue une espèce pionnière en biotechnologie.
Ainsi des cellulases (enzyme capable de dégrader la cellulose) provenant d’espèces de Trichoderma sont directement appliquées aux processus de production de bioéthanol, de production de la pâte à papier ou de traitement des textiles.
Comme les cellules fongiques sont des usines polyvalentes et efficaces pour la production de protéines et métabolites, il était tout naturel que des Trichoderma soient finalement utilisées comme des sites privilégiés pour produire à grande échelle des protéines d’intérêt issues naturellement d’autres organismes. La production de ces protéines dites « hétérologues » nécessite que le gène codant la protéine d’intérêt soit introduit dans le génome de l’espèce productrice (en l’occurrence ici des Trichoderma). L’utilisation industrielle de T. reesei comme producteur de protéines hétérologues a ainsi débuté il y a plus de 30 ans avec la production de chymosine qui est autorisée dans certains pays pour la fabrication de fromage et qui remplace la molécule originellement produite par le veau dans la présure pour de déstabiliser la caséine (protéine du lait), ce qui provoque la coagulation du lait. Il s’agissait là de la première utilisation de l’ingénierie moléculaire dans l’agroalimentaire. De nos jours, T. reesei est toujours l’un des champignons filamenteux les plus utilisés pour la production de protéines recombinantes en tout genre.
Le genre Trichoderma constitue un exemple particulièrement marquant traduisant l’intérêt certain qu’il y a à étudier la diversité fongique dans le but d’en retirer des bienfaits pour la société. Même si l’utilisation de ces mycètes est ancienne, on est loin d’être au bout de l’histoire, car le genre s’enrichit de nouvelles espèces pour lesquelles il apparaît primordial de tester leur potentiel industriel.
Thomas Guillemette, Professeur de Microbiologie, Université d'Angers et Franck Bastide, Technicien de recherche en microbiologie, Université d'Angers
Nous remercions les auteurs et The Conversation pour l'autorisation de republication.